OEUVRES ET ENSEIGNEMENTS DE SAPPHOLA POESIELorsque les anciens Grecs parlaient de "la poétesse", ils voulaient dire Sappho, exactement de la même manière qu'ils disait Homère quand ils parlaient "du poète", c’est dire l’importance qu’elle eut dans toute l’Antiquité au niveau de l’art poétique, mais pas seulement à notre humble avis.
Nous l’avons déjà dit, il nous reste bien peu de chose des neufs livres de poèmes qu’elle écrivit.
Mais ce qui est certain c’est que Sappho a été la première dans le monde à chanter les joies et les souffrances que cause l’Amour à l’individu, rompant ainsi avec la poésie épique qui vantait les mérites et les aventures des dieux et des mythes comme par exemple le fit Homère dans l’Iliade et l’Odyssée.
Rien qu’en en cela c’est déjà une révolutionnaire.
Nous sommes très tentées d’affirmer qu’elle fut la première « mécréante » de l’histoire qui osa remettre en cause le culte de divinités irréelles et par là même s’opposer aux religions en tant « qu’opium du peuple », et servant à justifier des dominations et des conquêtes.
Pour Sappho la femme, et par voie de conséquence l’homme, est un être de chair et de sang qui se sublime et atteint les joies incommensurables de l’esprit par….. l’amour.
Bien sûr elle se réfère à Aphrodite non pas pour vanter les mérites de la déesse mais comme motif pour exprimer ses propres sentiments, la croyance n’est plus une fin elle n’est qu’un moyen. C’est plus une exhortation à elle-même qu’une simple prière.
Nous verrons plus loin les autres aspects de l’innovation sapphique en matière de société.
Sur le plan purement technique de la poésie, elle inventa ce que l’on appelle encore aujourd’hui le vers sapphique, imité plus tard par Catulle et Horace, honoré encore de nos jours, mais que nos traducteurs et poètes modernes n’arrivent que fort mal à reproduire.
Nous laisserons aux spécialistes le soin d’expliquer ces subtilités poétiques pour retenir que Sappho a donc écrit des épigrammes, des élégies, des iambes, des monodies ( chantés en solo) et des épithalames pour les mariages, toutes formes poétiques qui à l’époque étaient pour la plupart mise en musique en s’accompagnant de la lyre, où plus exactement, pour Lesbos, du barbitos.
On prête d’ailleurs à « la poétesse » l’invention d’une petite lyre le pectis ou magadis et même d’un mode musical mixolydien employé pour les chansons d'amour.
Serait également à son actif l’invention du plectre petit instrument de bois ou bien d’ivoire qui servait à glisser sur les cordes de la lyre ou bien à les frapper pour produire des sons différents du simple pincement.
Nous l’avons dit, il reste peu de chose des poèmes de Sappho, un seul est entier c’est l’Hymne à Aphrodite. Nous en avons trouvé plus d’une cinquantaine de traductions et d’interprétations différentes et nous nous garderons bien de porter un jugement sur leur qualité.
Et puis comme Aphrodite devint Vénus dans la mythologie romaine permettons-nous une fantaisie en reproduisant une belle gravure de Gerda Wegener ( 1885 – 1940 ) artiste franco-suédoise pour illustrer ce poème.
Royale et immortelle Aphrodite,
fille de Zeus, pleine de ruses, je t'en supplie,
ne soumets pas mon âme aux dédains
ni aux chagrins.
Viens ! Jadis, entendant ma voix au loin,
tu m'avais écoutée
et laissant là le palais doré de ton père,
tu étais venue.
Battant des ailes et fendant le ciel,
les rapides colombes attelées à ton char
te menaient autour
de la sombre terre.
Et déjà tu étais là, ma déesse, le visage
souriant, soucieuse de la pensée et du désir
de l'âme insensée
qui t avait appelée.
Qui dois-je persuader de t’aimer encore,
ma Sappho? Qui t'a blessée?
Si elle te fuit, elle courra bientôt toi.
Si elle refuse tes cadeaux, elle t'en offrira bientôt.
Si elle ne t’aime pas; elle t'aimera bientôt,
même sans l’avoir voulu.
Cette fois encore, viens à moi, délivre-moi de mes peines,
exauce les souhaits de mon cœur.
Sois mon alliée.A partir donc des fragments retrouvés et dont les origines ont été citées précédemment on attribue à Sappho plusieurs poèmes : « à l’absente », « à une aimée », « nocturnes », « confidences », et « jeunes filles ».
De Catulle à Renée Vivien on a traduit et interprété les poèmes de Sappho de manière plus ou moins fantaisiste. Ainsi en 1988 Philippe Brunet dans « L’égal des Dieux, cent versions d’un poème de Sappho » montre l’ampleur du problème puisqu’il s’agit en fait d’un même poème « L’Ode à l’aimée ».
Le doute étant de rigueur nous éviterons de prendre position sur leur valeur, voire leur authenticité. Citons seulement deux d’entre-eux qui nous semblent assez conforme à ce qu’aurait pu écrire Sappho.
A l’aimée Heureux! qui près de toi, pour toi seule soupire,
Qui jouit du plaisir de t'entendre parler,
Qui te voit quelquefois doucement lui sourire.
Les Dieux dans son bonheur peuvent-ils l'égaler ?
Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps, sitôt que je te vois :
Et dans les doux transports où s'égare mon âme.
Je ne saurais trouver de langue ni de voix.
Un nuage confus se répand sur ma vue.
Je n'entends plus: je tombe en de douces langueurs;
Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tremble, je me meursOn a tout lieu de penser que ce poème fut écrit lorsque Atthis, une jeune élève de la « thiase » en fut retirée par ses parents pour la marier à un jeune homme de Mytilène. Sappho était follement amoureuse de sa belle disciple comme le prouve ce fragment de lettre :
« Je ne reverrai plus jamais Atthis ; autant vaudrait être morte ! »
Jeunes filles "Envers vous, belles, ma pensée n'est point changeante.
Je ne change point, ô vierges de Lesbos !
Lorsque je poursuis la Beauté fugitive,
Tel le Dieu chassant une vierge au peplos
Très blanc sur la rive.
Je n'ai point trahi l'invariable amour.
Mon coeur identique et mon âme pareille
Savent retrouver, dans le baiser d'un jour,
Celui de la veille.
Et j'étreins Atthis sur les seins de Dika.
J'appelle en pleurant, sur le seuil de sa porte,
L'ombre, que longtemps ma douleur invoque,
De Timas la morte.
Pour l'Aphrodita j'ai dédaigné l'Eros,
Et je n'ai de joie et d'angoisse qu'en elle :
Je ne change point, ô vierges de Lesbos,
Je suis éternelle."Et pour conclure ce paragraphe bien imprécis sur l’œuvre poétique de Sappho, une illustration de Sir Lawrence Alma Tadema ( 1836 - 1912 ) qui s'intitule "le poème favori"
LA POLITIQUEComme nous l’avons dit dans le paragraphe traitant de la vie de Sappho, elle fut dès son plus jeune âge impliquée, avec sa famille, dans la lutte contre l’institution athénienne et il est bien évident que ce refus du pouvoir personnel tyrannique continuera toute sa vie, vraisemblablement aux cotés d’Alcée. Tout ceci a été dit.
Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est l’importance qu’aura, par la suite sur le monde antique, l’enseignement dispensé à la thiase.
En effet à notre avis ce n’est pas tant l’homosexualité des femmes qui fit de Sappho une révolutionnaire mais beaucoup plus le fait qu’elle ait donné le goût du « savoir » aux femmes grecques et peut-être même à toutes les femmes de l’Antiquité, car n’oublions pas que Sappho était connue de la Sicile jusqu’au Bosphore.
Enfin les portes du gynécée s’ouvraient par la connaissance des lettres, des arts, de l’histoire et de la philosophie, renvoyant aux « calendes grecques » la femme inculte et obéissante au mâle.
C’est bien ce qui, d’ailleurs, fit que la gent masculine se déchaîna contre Sappho et qu’elle institua au V° siècle une société démocratique certes, mais d’où les femmes étaient encore exclues.
Nous l’avons déjà dit, le terme « hétaïrai » qui au temps de Sappho voulait dire « compagnes » servit à désigner les putains de luxe, non pas en raison de leurs mœurs dissolues, mais parce que la plupart d’entre elles étaient des femmes instruites qui attiraient les hommes plus par leur culture et leur raffinement que par leur paire de fesses et ça, les phallocrates athéniens ne pouvaient l’admettre.
De plus, ce qui était inconcevable pour les hommes c’est que ces courtisanes possédaient des biens importants. Phryné ne fit t’elle pas faire, par Praxitèle, une statue en or massif. Bien sûr, toutes les courtisanes n’étaient pas aussi riches et cultivées mais la plus humble avait beaucoup plus de connaissances que les bourgeoises d’Athènes.
Cette liberté de s'aimer entre femmes a une autre conséquence dramatique pour les défenseurs de la société athénienne, elle remet totalement en cause la base même de cette dernière qu'est le patriarcat. Puisque les femmes ont la possibilité de trouver le plaisir amoureux en dehors du mâle tout puissant, rien ne les empêche de vouloir acquérir d’autres droits et même de contester l’organisation même de la « polis ». On sait par Plutarque qu’à Sparte les femmes s’aimaient entre elles en toute légalité mais, alors que les hommes étaient à la guerre en quasi-permanence, c’était elles qui détenaient le pouvoir économique. Admettons qu’il y avait de quoi à inquiéter les politiciens athéniens !
Nous ne souhaitons pas tomber dans des querelles d’historiens tous plus savants les uns que les autres et qui se battent depuis des décennies pour savoir si Aristophane ( 450 – 386 ) était féministe ou bien misogyne, il nous suffit de constater que dans Lysistrata et dans l’Assemblée des Femmes il donne LE POUVOIR aux femmes.
Parions, sans grand risque, que plus de cent ans après sa mort, Sappho en fut l’inspiratrice.
Norman Lindsay (1879 - 1969) Lysistrata
LES AMOURS SAPPHIQUESC’est une évidence reconnue, l’homosexualité est une des composantes de la culture grecque et donc de la société. Nous savons que la pédérastie y joue un rôle important à la fois initiatique et formateur pour les jeunes citoyens mâles d’Athènes. Mais si les amours féminines sont le symbole d’une « vie déréglée » et donc totalement cachées jusqu’à Sappho, il n’empêche qu’elles existent bien. On leur laisse parfois une parcelle de liberté à condition que cela se passe en dehors de la Cité ou bien lors de manifestations bien encadrées comme les célébrations du culte de Dionysos.
Les dionysiesEn effet, outre le fait que tout ce qui concerne les femmes en général n’a, en dehors de la reproduction, aucun intérêt au sein de la Cité, les rapports amoureux qui peuvent exister entre elles sont, dans leur conception, en totale opposition avec l’homosexualité masculine.
La notion de maître et de disciple qui gère les rapports entre l’éraste et l’éromène n’ont plus aucune signification chez Sappho, plus simplement il n’y a plus de « dominant » et de « dominé ». Deux femmes qui s’aiment sont totalement égales n’ayant d’autre intention que d’apporter le plus de bonheur possible à l’autre.
Dans le couple sapphique la possession n’existe pas : l’aimée a du plaisir plus en acceptant ce que lui offre l’amante que par le plaisir qu’elle même peut lui apporter.
Il est évident que cet égalitarisme parfait qui unit deux êtres totalement semblables qui ont comme seul souci de maintenir un parfait équilibre entre le « donné » et le « reçu », est une véritable révolution qui fait paraître l’amour hétérosexuel et même la pédérastie masculine bien terre à terre.
D’ailleurs cela se révèle totalement dans le langage amoureux de l’homme.
Lorsqu’il fait l’amour à une femme il la « pénètre », la « possède », la « prend » et le macho moyen parle de ses « conquêtes » amoureuses. De plus l’acte hétéro est dans son principe même dominateur puisque le mâle se sert de son phallus comme d’une arme pour soumettre à sa seule volonté « l’objet » de son désir.
Rien de tout cela n’existe dans l’acte sexuel sapphique d’abord parce que la pénétration vaginale (ou anale) n’est pas une composante indispensable du plaisir mais surtout, chaque partenaire peut faire exactement à l’autre ce qu’elle lui a fait.
Il y a une complète réciprocité donc un équilibre parfait même si chacune peut avoir certaines préférences et dans la pratique amoureuse affirmer sa personnalité.
Le baiser de Sappho. Norman Lindsay (1879 - 1969)
Il découle évidemment de ce qui précède un autre principe essentiel que nous révèle Sappho à savoir, l’amour entre deux femmes n’est pas un succédané des rapports sexuels entre deux personnes de sexes opposés mais bien une autre forme d’amour totalement différente.
C’est pour cela qu’en aucun cas la lesbienne normale ne doit s’identifier à l’homme : dans le couple de femmes il n’y pas celle qui « fait » la femelle et l’autre qui « joue » au mâle.
Si ce principe est bien évident dans le message de Sappho, force est de constater que, depuis le 19° siècle, certaines lesbiennes se croient obligées d’avoir un comportement masculin faussant ainsi toute la beauté et l’originalité du couple lesbien. Ajoutons de plus que ces singeries mènent la plupart du temps à copier uniquement la vulgarité naturelle des mâles pour se mettre plus en valeur.
En définitive l’amour sapphique comme le conçoit Sappho ne peut s’inscrire dans le cadre de la société, celle-ci étant basée sur le patriarcat.
De plus, nous l’avons déjà écrit cette relation amoureuse se différencie de l’hétérosexualité et même de la pédérastie masculine puisque le schéma « actif - passif » est totalement écarté. Il est incontestable que deux femmes qui s’aiment obéissent nécessairement à un sentiment originel, fait d’amour, d’amitié et de respect de l’autre, et qui puise sa force aux sources mêmes de la nature, de la vie.
CONCLUSIONJ’ai bien précisé dans le préambule qu’il n’était pas dans mes intentions de faire de ces quelques lignes une sorte de bible sapphique, je n’en ai ni les moyens, ni les capacités.
Mon seul but était d’abord de dire qu’être lesbienne n’est pas un accident de la nature mais que nos racines sont dans l’histoire de l’humanité bien avant que les prophètes des religions actuelles n’aient existé.
D’ailleurs à bien y réfléchir Sappho aurait très bien pu être le « guide » d’une pratique religieuse faite d’amour et de tolérance car son enseignement dépasse largement le simple cadre des amours féminines pour apostropher le monde entier dans toute sa laideur et son inhumanité.
Malgré les erreurs que j’ai pu commettre j’ai voulu par ce texte vous donner envie d’approfondir la question afin que vous vous sentiez moins seules et que le couple lesbien devienne à jamais une composante incontournable de la communauté humaine mondiale.
Enfin pour en terminer, comme ce combat est toujours d’actualité, je tiens à dédier ce texte souvent maladroit mais toujours enthousiaste, à mes amies, mes sœurs, qui aussi bien à Kaboul qu’à La Courneuve ou à New Delhi, sont toujours martyrisées dans leur chair et considérées comme une « marchandise » toujours sous la férule d’un patriarcat omniprésent et dominateur.